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Ce salaud de père


Par : Mohamed LOUIZI
Son monde s’est écroulé à l’instant même où le gendame lui a passé les menottes. Sa fille a porté plainte contre lui pour maltraitance. Depuis ce maudit vendredi d’août 2020, la vie de Saïd a basculé. Sa vie s’est presque arrêtée net. Il est en état de mort affective. Il ne ressent plus rien. Le regard vide. L’esprit errant dans l’enfer des souvenirs rances. Insensible à tout ce qui pouvait égayer son cœur par le passé. Tel un cadavre vagabond, respirant le dépit et expirant la rumination, peu lui importe de connaître le jour ou l’heure. Il ne compte ni les semaines, ni les mois, tellement la monotonie d’un mélange d’acrimonie et de chagrin rythme ses battements et cadence désormais toute son existence. Son temps s’est arrêté.

Le cœur figé, il ne fait plus de différence entre le jour et la nuit. Il voit sombre partout, tout le temps. Il ne ressent ni le froid d’hiver ni la chaleur d’été, comme emporté par une insensibilité endémique soudaine de tout son être. Il n’a pas encore trouvé le courage de s’infliger le coup fatal et d’en finir avec une vie sans ombre car désormais sans reliefs. Peut-être est-il retenu par le regard de ses autres enfants en bas âge. Peut-être craint-il de laisser sa femme veuve dans un monde sans état d’âme. Peut-être s’accroche-t-il aux débris d’une foi bricolée qui l’habitait jadis. Peut-être son angoisse de la mort forme-t-elle un barrage contre son passage à l’acte irréparable. Peut-être la lâcheté est-elle simplement une seconde nature chez lui.

Il se sait condamné à mort avec sursis d’une durée qu’il a songé à raccourcir en recourant à la surdose d’antalgiques de niveau trois. Après quatre comprimés pris d’une seule gorgée, il s’est ressaisi juste à temps avant d’avaler les vingt comprimés de la boîte, pensant à son vieux père et à sa vieille mère qui, de l’autre côté de la Méditerranée, avaient bâti tant d’espoirs sur sa réussite et guettent impatiemment son retour au village. Quand le gendarme s’est mis à expliquer les raisons de sa garde à vue, Saïd ne pouvait stopper le déluge des pensées noires qui engorgeaient son esprit. Il était totalement ailleurs, sans voix, en état d’extrême sidération, tel un garçon traumatisé à qui l’on venait de couper le prépuce, bien que le gendarme le pressât de redécliner son identité pour la troisième fois. Sans répit, le film de toute sa vie antérieure défilait devant ses yeux à la vitesse de la lumière.

Les larmes aux yeux, la respiration laborieuse, il pensa à tous ces moments qu’il avait consacrés à sa fille depuis bien avant sa naissance. Il pensa à toutes ces fois où son bébé n’acceptait de s’endormir qu’allongée sur sa poitrine, bercée par une mélodie arabe. Il pensa à tous ces mercredis lointains, quand sa fille avait à peine deux ans, quand il passait au kiosque de la gare après une dure journée de travail pour lui acheter le magazine Petit ours brun et l’ourson miniaturisé. Il pensa à tous ces sacrifices qu’ils avaient consentis, lui et sa femme, pour que leur fille ne manque de rien et fasse toute sa scolarité dans les meilleurs établissements privés. Il pensa à tous ces fins de mois très dures qu’ils avaient traversées. Il pensa à toutes ces fois où ils avaient demandé des petits prêts pour acheter de quoi survivre sans que les enfants ne se rendent compte de rien. Il pensa à tous ces séjours linguistiques à l’étranger qu’ils avaient financés, en se serrant la ceinture jusqu’à l’étouffement, pour que leur fille puisse maîtriser pas moins de deux langues européennes en plus du français.

Il ne s’est réveillé de son errance mentale que lorsque le cliquet du deuxième bracelet de la menotte s’est refermé sur un anneau solidaire du mur adjacent, pour l’empêcher de s’enfuir. Cette humiliation l’avait achevé, anesthésié. Il s’est écroulé sur une vieille chaise portant les stigmates de tous les dangereux criminels passés par cette brigade. Certes, il n’est pas considéré comme criminel. Pas encore. Mais présumé coupable de faits de violence sur mineurs. C’était déjà l’humiliation de trop. Son interrogatoire avait duré plus de deux heures durant lesquelles le brigadier lui avait dressé la liste des griefs dont il était désormais accusé et dont il devrait répondre devant un juge pour enfants.

Selon les dires de sa fille, il aurait frappé son fils, il y a dix ans de cela, et lui aurait versé de l’eau froide sur le corps pour le punir. Un autre jour, il y a huit ans, il lui aurait donné une fessée suite à une bêtise. Un autre jour, une paire de gifles pour une mauvaise note à l’école. Un autre jour, une menace de punition s’il faisait le singe devant les invités. Un autre jour, une brimade. Et pas plus tard que la semaine dernière, il aurait tenu avec force le genou de son fils pour lui signifier son mécontentement…

En famille, après le long confinement et ses joyeusetés, Saïd avait emmené sa femme et ses enfants au bord de la mer pour pique-niquer, s’exposer au soleil, prendre l’air, marcher sur le sable mouillé, se laisser chatouiller les chevilles par l’écume. Son fils n’ayant pas pris de vêtements de rechange avait mouillé ceux qu’il portait. Saïd lui avait recommandé de mettre une serviette sur la banquette arrière de la voiture pour éviter qu’elle ne prenne l’eau. Le fils avait omis de faire ce que le père demandait et s’était assis sans protéger le siège. Saïd, mécontent, avait voulu signifier à son fils son désaccord en mettant et en serrant sa main sur son genou. Il ne l’avait pas frappé mais c’était, selon la fille, la goutte qui avait fait déborder le vase et justifiait le dépôt de plainte.

Avant d’interroger Saïd, deux brigadiers avaient déjà interrogé toute la famille à tour de rôle. Ses deux autres enfants d’abord et puis sa femme. La famille était au complet de retour d’une sortie de trois jours à la montagne. A l’arrêt dans une aire de repos pour déjeuner, sa fille avait dévoré son sandwich et une glace à la hâte, comme si elle avait un rendez-vous avec le destin. Et quel destin ! Elle s’était éclipsée en prétextant vouloir aller aux toilettes. Elle n’était plus revenue, laissant la petite famille dans le désarroi, rongée par l’inquiétude d’un enlèvement aux conséquences dramatiques. Saïd et sa femme l’avaient cherchée partout sans la trouver. Le lieu était presque vide. Pas de trace d’un camionneur malintentionné qui aurait pu l’embarquer dans sa cabine. Saïd composa le 17 pour alerter de cette disparition soudaine. À l’autre bout du fil, on lui expliqua qu’une patrouille était déjà en route vers la station-service et qu’il devait rester sur place.

Quelques minutes plus tard, un brigadier était entré en scène et avait demandé les pièces d’identité à Saïd et sa femme. Un autre, revenant de la direction des toilettes, marchait à la même cadence que la fille à ses côtés. Elle n’avait pas fugué. Elle n’avait pas été enlevée, Dieu merci. Elle s’était enfermée dans les toilettes et avait appelé le 17. Rien de grave donc. Juste une fille qui accuse un père d’avoir commis sous la colère, en dix-sept ans d’exercice éducatif et d’autorité parentale, quelques gestes désormais répréhensibles par une loi promulguée un an auparavant, relative à l’interdiction des violences éducatives ordinaires comme la fessée. Quelques gestes dont le nombre se compte sur les doigts d’une main. La fille avait dressé le profil d’un père dont l’autoritarisme violent serait un trait de caractère.

Heureusement pour Saïd, les dépositions de sa femme et de ses deux autres enfants, en particulier celle de son cadet, n’abondaient pas du tout dans le sens de ce que l’aînée avait raconté. Son fils, secoué au plus profond de ses tripes par l’outrance de la mésaventure en cours qui avait gâché ce retour d’un voyage tant attendu, expliqua que son papa n’avait rien d’un père violent qui aurait asséné des coups et blessures à ses enfants. Il expliqua que son papa n’était ni un père absent, ni un père brutal. Il s’était emporté quelques fois pour rappeler le cadre éducatif au sein de la famille et les règles du bon comportement et la dernière gifle qu’il lui avait donnée remontait au moins à deux ou trois ans. Un vague souvenir. Le souvenir aussi d’un papa qui après avoir retrouvé sa sérénité et s’était rendu compte de son excès était venu demander pardon à son fils. Ce témoignage contrastait avec le portrait-robot d’un «parent 2» versatile et capricieux décrit par la fille.

Sa femme, elle, décrivit un mari aimant, affectueux, non-violent, patient, travailleur, soucieux du bien-être et de l’éducation de leurs enfants. Il ne l’avait jamais violentée en vingt ans de mariage. Il n’avait jamais levé la main sur elle. Jamais eu d’insultes à son égard. Toujours le mot doux. Le regard amoureux. Il était toujours présent à côté de ses enfants, depuis la salle d’accouchement jusqu’à la salle de classe en passant par la salle de sport. Il l’est toujours d’ailleurs. Pendant le confinement, il n’avait pas manqué d’imagination culinaire, ludique, pour que sa petite famille supporte les contraintes et les absurdités gouvernementales. Il ne ratait aucune occasion de rentrer les mains chargées de cadeaux pour tout le monde et d’un bouquet de fleurs ou d’un parfum pour elle. Il faisait tout pour que leurs enfants réussissent dans la vie et ne soient pas laissés à la rue, à la merci de la délinquance. Ils les avait initiés à la lecture, à la musique, au dessin depuis la toute première enfance. Un papa exigeant et qui semblait opiniâtre, certes, mais qui était toujours dans la recherche de solutions dans le dialogue.

C’est grâce à ces dépositions et témoignages spontanés et surtout non concertés que Saïd a pu être libéré de sa garde à vue, quelques heures plus tard, avant la tombée de la nuit, et a évité de justesse le placement de ses enfants en famille d’accueil et l’explosion irréversible de sa famille. Au brigadier, il a expliqué son approche éducative et a rappelé ce qui est pour lui une évidence : devenir père est un choix réfléchi qu’il assume tous les jours et non un accident de parcours dont il aurait tenté de se soustraire en libérant à l’excès la part de l’agressivité, de la bestialité, qui serait en lui. C’est sa fille, la première, qui lui a appris ce que c’être père. Il n’est jamais allé à l’école des parents qui, de toute façon, n’existe pas. C’est elle qui lui a enseigné le langage de l’innocence, de la tendresse, de l’émerveillement, de la curiosité…

Certes, il a en tête quelques modèles éducatifs familiers et familiaux qui lui ont appris tant de leçons de vie, mais il n’a jamais tenté de les imiter ou de les reproduire. Il n’a tué ni son père, ni son grand-père, car il assume s’en inspirer sur certains aspects intemporels et presque universels, mais il est conscient que l’accompagnement de son enfant français sur le sentier de la vie n’est pas une recette invariable gravée dans le marbre du Bled et qui serait appelée à être reproduite en France. Au contraire, son accompagnement éducatif s’adapte quotidiennement à la singularité de sa fille, à ses humeurs, à ses rêves, à ses aspirations, à ses forces, à ses faiblesses, à ses joies, à ses tristesses, à sa santé, à ses besoins,… Bref, à ce que sa fille est : un être singulier. Une individualité à part entière.

Si Saïd n’a jamais lu Héraclite, il sait toutefois que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. La vie d’un enfant, la vie de son parent, n’ont jamais été un fleuve tranquille. Un père qui ne s’adapte pas condamne son enfant. Saïd en est conscient. Il s’autoreproche, par ailleurs, d’être incapable d’incarner tout le temps, partout et dans n’importe quelle circonstance, les idéaux auxquels il croit. Pourtant, il tient beaucoup à l’exemplarité, à l’harmonie entre le dire et le faire, entre l’être et le paraître, mais une part presque incontrôlable chez lui rend cette mission quasi impossible. Un défi quotidien. Sa fille est exigeante. Il le sait mais l’humain en lui a ses limites, ses carences et ses errances aussi. «A tout savant une faute et à tout cheval une chute», aime-t-il répéter souvent en faisant sien ce proverbe arabe. Le comportement humain n’est-il pas imparfait par essence ?

Saïd admire l’œuvre de la grande Alice Miller, auteure entre autres de l’essai : Le drame de l’enfant doué. Cette philosophe et psychanalyste, spécialiste des droits de l’enfant, l’a beaucoup aidé dans son aventure éducative et dans la compréhension des besoins psychologiques de ses propres enfants. Toutefois, là où l’admiration du père Saïd pour la mère Alice est devenue presque exaltée, c’est quand il a lu Le vrai «drame de l’enfant doué» – La tragédie d’Alice Miller, écrit par son fils Martin Miller, lui-même psychothérapeute, qui y révèle sa propre souffrance à l’ombre de sa mère. Il y lève le voile sur la part d’ombre de sa vie, son déni, ses ambivalences, ses violences et ses deux mondes diamétralement opposés. Celui de la célèbre écrivaine presque angélique et celui de la mère résolument terrienne. Celui de sa vie réelle et celui de sa contribution intellectuelle. Saïd s’est senti comme rassuré quand il a lu Martin confesser que «ce n’était pas bien d’être le fils d’Alice Miller. Au contraire. Et pourtant, ma mère était une grande chercheuse sur l’enfance.» Le fils n’a pas tué la mère. Martin n’a pas tué Alice. Inconsciemment, il l’a réhabilitée dans ce qu’il y a de plus essentiel dans la nature humaine : l’erreur. Des erreurs, des erreurs éducatives, Saïd en a commis à la pelle. Elles charpentent ses réussites et structurent aussi sa vision du monde.

S’il y a une erreur que Saïd regrette, mais sans être capable de s’en défaire, c’est de chercher toujours et de prime abord des causes extrinsèques à ses propres écarts et fautes, comme s’il était foncièrement irréprochable. Certes, très vite, il se ressaisit et se rend à l’évidence, mais son reflexe premier de chercher un responsable étranger à sa propre personne demeure un étrange habitus. D’ailleurs, durant les longues nuits sans sommeil qui ont suivi sa garde à vue et bouleversé son existence, Saïd a cherché cet «autre» qui serait peut-être responsable de ce que sa fille lui reproche. Il a accusé l’adolescence de sa fille. La pleine lune. Les fins de mois difficiles. Les pressions de la société de consommation. Le stress au travail. La vie à l’étranger loin de son pays natal. Les relations tendues avec sa belle-famille. Les copines de sa fille. L’idéologie de l’enfant-roi. Tout y était passé avant que Saïd ne se reprenne et interroge les racines intrinsèques de cette violence qui, tel un volcan endormi, peut connaître des éruptions imprévisibles et incontrôlables.
Il est convaincu que ses difficultés, des années durant, de s’acclimater et d’accepter les codes de la France, étaient pour quelque chose dans ce mal-être intermittent. Car, tout au début, Saïd a vécu son installation en France comme un déchirement familial, social voire identitaire. Une souffrance muette. Pourtant il aime la France, son pays d’accueil, et il n’a jamais songé à «blédariser» son environnement immédiat pour se sentir comme chez lui ou à tiers-mondiser son quartier, comme le font les marchands assistés de la victimisation woke et intersectionnelle. Sa résistance aux tentations communautaires qui l’entourent produit des effets insondables. Il est incapable d’en connaître l’étendue et les incidences exactes. Il est en permanence en état de tension, polarisé entre son attachement à la modernité occidentale d’un côté, et sa fidélité sincère aux joyaux du référentiel culturel de son village lointain, de l’autre. Il n’est certainement pas le seul immigré à vivre cette tension mi-constructive mi-destructive qui, telle la décharge électrique de la foudre, si elle n’est pas canalisée et écoulée, détruit et brûle tout quand elle s’abat sur un terrain.

Passé trois heures du matin, il ne trouve toujours pas le sommeil. Son esprit refuse que son agressivité épisodique soit induite par un quelconque statut d’immigré. Car ce statut, il ne le subit pas. Il l’a choisi. De plus, il n’est pas prêt à s’en détourner et à retourner à son bled. Sa vie est ici. Celle de ses enfants, aussi. Il fait partie de la France. La France fait partie de lui. Son immigration n’est pas violence mais liberté. D’où vient donc cette tendance à la mauvaise humeur qui, dans le désarroi, l’emporte loin des rives de la sagesse et se mue en gifles gratuites ? Une chose est sûre, cette mauvaise humeur est venue avec lui dans ses bagages. Il le sait pertinemment, la cause est à chercher au fond de lui-même. Quelque part dans cette «chambre secrète» qui le hante depuis sa petite enfance…

Saïd hésita longtemps à céder à la forte tentation d’ouvrir cette porte qui le terrifie. Il n’en éprouvait aucune envie. Il avait peur de toutes ces choses cachées dont il n’avait jamais voulu parler à personne. Un pas en arrière. Deux pas en avant. Il est cinq heures du matin. Sa nuit blanche s’achève dans la souffrance avec les lueurs de l’aube. Il tourne une poignée. Pousse enfin la porte de sa «chambre secrète». Celle-ci résiste car fermée à double-tour depuis plusieurs décennies. Lassé, il défonce la porte de toutes ses forces et pleure à chaudes larmes. La porte s’ouvre. Ses yeux se referment. Il dort enfin…

Saïd ne s’est réveillé qu’en milieu d’après-midi, sous l’effet d’une canicule torride. La gorge nouée, il a tenté de faire demi-tour et de sortir de cette maudite «chambre secrète» mais le mal était fait. Saïd est désormais seul face à son passé comme lorsqu’il a été seul, apeuré, face à son agresseur. Il se souvient de l’odeur de paille dans cette étroite arrière-boutique poussiéreuse et sombre, là où des araignées avaient tissé des toiles épaisses, formant un voile sale sur un tas de cartons entassés sens dessus dessous. Il y avait quelques sacs de farine. Un sac de pains de sucre. Sur le mur, Lhaj Errahmani, retraité et propriétaire de ce petit commerce de proximité, avait accroché un panier métallique rouillé contenant quelques dizaines d’œufs déposés sur un fond de coton.

Tellement étroite, la largeur de l’arrière-boutique ne dépassait pas un mètre, tout au plus. Une paroi en bois rustique séparait cet espace suffocant du reste du petit magasin. Pour y accéder, il suffisait d’ouvrir une porte fragile. Ce jour-là, comme à son habitude, Lhaj Errahmani était parti faire la prière à la mosquée du quartier. Il avait confié à son fils Moussa, un adolescent de quinze ans, la mission de surveiller son petit-commerce, le temps de la prière. Saïd, qui habitait à quelques pas du magasin, jouait devant sa maison. Il n’avait que six ans. Dans cette petite rue, les passants étaient rares et les clients aussi. Saïd se souvient du moment où Moussa l’avait appelé et invité à rentrer à l’intérieur de la boutique. Naïf, il avait poussé la porte et s’était approché de Moussa qui lui avait offert un carré de chocolat au lait et une gaufrette à la vanille. Une générosité soudaine qui préparait le terrain au pire. Saïd ne se doutait de rien…

Moussa lui avait demandé de ramener un pain de sucre se trouvant dans un sac dans l’arrière-boutique. Saïd avait fait quelques pas, ouvert la porte fragile du petit entrepôt. Il y avait un morceau de carton par terre recouvert d’un tas de paille. Un sac était debout, prenant appui sur un mur porteur. Saïd avait ouvert le sac pour récupérer le pain de sucre quand soudain, Moussa avait poussé la porte, la refermant aussitôt, avait mis sa main sur la bouche de Saïd pour l’empêcher de crier et avait murmuré quelques mots incompréhensibles dans son oreille. En même temps, il avait mis quelques pièces d’argent dans sa petite main. Saïd ne comprenait rien de ce qui était en train de se passer dans ce trou à rats qui sentait l’urine des souris. Il ne disait mot mais ne consentait pas. Il regardait Moussa défaire la ceinture de son pantalon et ouvrir sa braguette. Moussa avait sorti son sexe bandé. Il cracha dans sa main droite et commença à se masturber devant le petit Saïd…

Alors que Lhaj Errahmani priait Allah à la mosquée au milieu des fidèles, son fils Moussa séquestra Saïd pendant de longues minutes. Il l’obligea à passer sa petite main sur son sexe. Il lui ordonna de serrer fort, plus fort, encore plus fort et d’accélérer le mouvement de va-et-vient de la petite main innocente. Cela dura deux ou trois minutes, longues comme l’éternité. Médusé, hypnotisé, tremblant entre une paroi en bois et un sac de pains de sucre, Saïd exécuta tout ce que Moussa lui intima de faire et il suait fort. Il sentit le sexe de Moussa se raidir et gonfler. Moussa prenait plaisir et jouissait. Saïd ne put ni se sauver ni crier, coincé entre la peur et la honte. Il baissait la tête quand il reçut sur la main et sur le visage le jet d’un liquide blanc qu’il n’avait jamais vu auparavant. Très vite, comme soulagé, Moussa remonta à la hâte son slip et son pantalon. Il essuya les mains et le visage du petit Saïd. D’un ton menaçant, il enjoignit Saïd de ne surtout rien dire à personne. Comme si Saïd allait avoir le courage d’en parler à qui que ce soit…

Saïd sortit enfin de ce guet-apens. Il n’y avait toujours personne dans la rue. Pas de clients. Saïd est rentré chez lui pour laver sa main. Il est ressorti aussitôt. Il fallait qu’il dépense la totalité des pièces d’argent que Moussa lui avait données. Il craignait que sa mère ne découvre cet argent et lui demande son origine. Couvert de honte, il marchait à vive allure comme pour fuir le déshonneur. Il était plongé dans ses pensées de môme violé quand il entendit un voisin s’adresser à Lhaj Errahmani, de retour de la mosquée, «Puisse Allah accepter tes prières !» Lhaj Errahmani souriait de satisfaction après avoir accompli son rite religieux. Saïd le maudissait.

A quelques rues de chez lui se trouvait une épicerie qui vendait des glaces. Avec des pièces mal acquises, il acheta successivement trois ou quatre glaces en bâtonnet. Il les engloutit dare-dare comme pour masquer le goût de l’amertume. Apeuré, déboussolé, solitaire, assis sur le trottoir d’un jardin municipal mal entretenu, il croqua les glaces sans plaisir. Il sentait le froid s’infiltrer depuis les racines fragiles de ses dents de lait pour se loger en une fraction de seconde quelque part au sommet de sa voûte crânienne. Tout ce qui le préoccupait à cet instant, c’était de savoir comment justifier l’origine de cet argent. Son agresseur Moussa l’avait certainement dérobé dans la caisse du magasin.

Saïd ignorait que le bidule entre les jambes d’un garçon, entre ses propres jambes, pouvait servir à autre chose qu’à faire pipi. Ce jour-là, il apprit à ses dépens tant de choses sur l’anatomie génitale du sexe masculin. Il aurait aimé apprendre les rudiments de la sexualité dans un autre cadre, dans un autre contexte, au sein de la famille. Pourquoi pas. Mais, dans son bled, la sexualité était et demeure relativement un tabou éducatif. Il aurait aimé s’instruire à ce sujet à l’école aussi, exactement comme il a appris à compter de un à cent, comme il a appris des sourates et l’alphabet arabe, et être sensibilisé au risque des agressions. Rien de cela n’était possible dans un pays où la moitié joue Tartuffe et l’autre moitié le Malade Imaginaire. Saïd a appris la sexualité sur le tas. Sur un tas de paille. En situation réelle. Sans cryptage. Seul face à un adolescent libidineux. Le pauvre.

A qui parler de son malheur ? A sa mère ? Il craignait qu’elle le frappe, comme d’habitude, en lui imputant la faute. Quand Saïd avait subi sa première agression sexuelle, sa maman n’avait que trente ans mais s’occupait déjà de six enfants. Elle s’est mariée très jeune, il y a quinze ans. Devait-il en causer à son père ? Ce dernier n’était pas souvent présent à la maison. Il partageait son temps entre son travail à l’usine, au rythme des trois-huit, et sa quête de l’islam authentique dans les mosquées de la ville. Pouvait-il en avertir ses frères et sœurs ? Il n’en avait pas le courage. Il pensait que ce genre de secret honteux ne peut par nature s’annoncer dans l’immédiat. En tout cas, il n’avait pas eu le courage de le dévoiler. Il vit avec. Il survit avec. Parfois il réussit à s’en échapper. Souvent, ce souvenir l’obsède et pourrit ses rares moments de répit, de solitude, de prière. Des images remontent encore à la surface sentant l’odeur de la paille. Des images d’un enfant de six ans, Saïd, réduit à l’état d’objet sexuel que Moussa s’est offert dans l’impunité au prix de quelques pièces et de tant de menaces.

Alors que Saïd s’apprêtait à quitter sa «chambre secrète», un autre souvenir lui barra la route. Ce jour-là, il jouait devant sa porte. Moussa s’avançait vers lui, portant un petit cabas contenant des légumes. Il demanda alors gentiment à Saïd de ramener le cabas à sa mère au premier étage, prétextant devoir aller chez le boucher acheter la viande. Saïd prit le sac et monta à l’étage non sans difficulté. Essoufflé, il poussa la porte et se dirigea vers la cuisine en appelant la maman de Moussa. Il n’y avait personne, ni dans la cuisine, ni dans la chambre à côté. Il posa le sac et rebroussa chemin. Avant qu’il ne fût arrivé à la porte, une silhouette l’arrêta. C’était Moussa qui l’attrapa par les épaules de toutes ses forces. Saïd, en larmes, vit dans les yeux de Moussa la même lubie. Il comprit que le piège s’était refermé sur lui une nouvelle fois.

Moussa se mit frénétiquement à déshabiller Saïd qui ne pouvait lui opposer la moindre résistance. Que peut un petit gamin face à un adolescent en pleine croissance ? Rien. Il n’avait que ses yeux pour pleurer. Personne n’écoutait sa souffrance. Personne ne se doutait de son calvaire. Saïd refuse de se rappeler des détails de ce nouveau viol très douloureux en plein jour. De tout son poids, Moussa écrasait Saïd allongé sur le ventre contre une banquette silencieuse. Moussa respirait fort. Il transpirait. Il frottait sa verge contre les petites cuisses et le fessier de Saïd qui sentait son corps gluant. Sensation atroce. Avant de quitter l’appartement, Saïd entendit Moussa dire, d’un ton intimidant, qu’il n’hésiterait pas à s’en prendre à lui et à ses frères et sœurs s’il racontait à qui que ce soit ce qui s’était passé.

Saïd redoutait les conséquences sur sa famille, sur sa réputation. Il se convainquit qu’il devait subir sans se plaindre. Qu’il devait accepter d’être la putain de Moussa. La nasse s’était refermée sur lui. Durant quatre ans, Moussa l’a violé ad libitum. Il lui a fait faire tout ce qu’une pauvre prostituée «accepte» de faire contre un peu d’argent ou sous les coups. Une fois, Moussa a invité son cousin. Adolescent vaurien. Un plan à trois si on veut. Dernier viol d’une série dévastatrice. Il avait dix ans. Moussa en avait dix-neuf. Sa mère n’était pas là pour le protéger. Son père n’en savait rien. L’imam guidait la prière de Lhaj Errahmani, le père de Moussa, au cri d’Allahou Akbar mais Allah regardait et laissait faire…

Le cœur léger, il ne prête désormais aucune attention à d’autres souvenirs. A d’autres agressions sporadiques par d’autres bondieusards à la piété de façade, voilant intégralement une hypersexualité frustrée et un goût particulier pour la pédophilie et l’inceste, fruit des interdits et des tabous. Des musulmanités, pense-t-il, ne sont pas incompatibles avec la pédophilie et le viol. D’autant qu’on a raconté à ces musulmans que le prophète Mahomet a épousé une gamine de neuf ans, Aïcha. Des allusions dans le Coran promettent aux hommes les services de «garçons éternellement jeunes» au paradis. Dans la Charia, le jeune enfant imberbe est vu comme une source de séduction sexuelle. Dans un tel contexte, le droit canonique musulman se voit obligé de consacrer des chapitres entiers pour interdire aux croyants de regarder les garçonnets imberbes avec désir.

L’agression sexuelle gratuite est presque une culture protégée par le silence et touchant tous les milieux sociaux. Des riads historiques offrent à des Pierre, des Jacques et des Daniel l’occasion «low cost» de profiter impunément de jeunes enfants exploités par des proxénètes sans foi ni loi. Cette culture pédocriminelle touche aussi les milieux déshérités comme le dévoile partiellement le film de Nabil Ayyouch, Les Chevaux de Dieu, qui tente de remonter aux racines du terrorisme islamiste. Quand le silence sera rompu, on se rendra compte que la pédocriminalité au sein de l’Eglise catholique n’a rien à envier à celle qui prospère à l’ombre des silences des mosquées. Gentil bambin, Saïd en a fait les frais sous l’emprise, en ville ou à la campagne. Il en paie le prix fort aujourd’hui. Sans ambages, il quitte enfin sa «chambre secrète» et laisse la porte entrouverte…

Saïd pense avoir raté son enfance et toute sa vie. L’enfant violé et violenté est devenu un père encombrant qui pense bien faire en étant ultra présent dans la vie de ses enfants. Il a voulu les protéger à sa manière contre des Moussa, des Mohamed, des Hassan et des Bouchouaïb. Impossible pour lui de laisser trainer ses enfants dans la rue ou dans les halls d’immeubles. Sa fille ne l’entend pas de cette oreille. Une fille de son temps qui apprend à aimer son corps, à en disposer librement, forçant parfois les traits vestimentaires comme pour marquer son territoire, dans l’insolence et le mépris des codes familiaux et culturels. Partagé entre l’admiration pour sa fille libre et intelligente qui rejette le voile laissant le vent caresser sa chevelure, et la crainte pour elle, les démons de son passif lui font redouter le pire.

Dans une France devenue à la fois le far-west et la banlieue d’Alger, de Casablanca et de Bamako, il a fait des choix éducatifs : certains dont il est fier et d’autres non. Il ne veut pas que sa fille tombe sur une bande de lascars et subisse un viol collectif, dans une cave d’immeuble, à cause d’un décolleté plongeant doublé d’une mini-jupe à ras les fesses. La manière de s’habiller ne justifie jamais un viol. Saïd le sait. La victime n’est pas responsable de la violence de son bourreau. Saïd le sait. La femme violée n’est pas coupable des frustrations sexuelles de son violeur. Il le sait aussi. Mais, le salaud de père qu’il est devenu, fait fi de toutes ces évidences. Sa fille le subit mais ne cède pas. Elle a raison. Certainement.

Car les droits s’arrachent. Les libertés s’acquièrent dans la résistance. Et ce n’est pas parce que Saïd a subi des viols quand il était petit que ses enfants doivent en subir les conséquences. Saïd en est convaincu mais il n’a plus la force pour accompagner ses enfants sur le chemin éprouvant de la vie, de la liberté. Il se laisse embarquer jour après l’autre vers le froid éternel. Son échappatoire. Regrettant une existence qui n’aura été que successions de violences, d’épreuves, de renoncements et de déceptions, Saïd vit la mort même si son corps bouge encore. Son prénom, Saïd, veut dire «heureux», l’équivalent du prénom «Félix» en français. Sa félicité n’est qu’un mirage. Heureux, il ne l’a été que très rarement. Jamais durablement, encore moins aujourd’hui. Il n’a plus rien à cacher. Plus rien à craindre. Libéré, il espère simplement en guérir sur l’itinéraire solitaire du ressentiment au pardon inachevé. Mission impossible. Depuis que sa fille l’a tué à la brigade, il rase les murs du couloir de la mort. On ne guérit jamais un cadavre.
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